Royaumeix vers Trondes
Jour 5
Lundi 5 mai 2008
21 kilomètres
A la sortie de Royaumeix, nous devons franchir la D904 sur laquelle défilent des poids lourds à toute vitesse. Heureusement que Henry et Basile ont l’habitude des bruits de tous genres de véhicules et qu’ils suivent leurs maîtres fidèlement. Comme j’ai lu pas mal de littérature sur le Camino, je sais qu’une partie du trajet en Espagne passe par des tronçons de routes nationales très fréquentées par des poids lourds. Rien que de voir défiler les poids lourds sur la D904, je dirais qu’importe le détour, nous ne passerons certainement pas les nationales à haute fréquentation.
L'égayoir à la sortie du village est une mare creusée qui en son temps servait à baigner les chevaux. Aujourd’hui il est à sec. Je doute cependant que nous serions arrivés à y baigner Henry et Basile qui, de loin, apprécient leur bain à eux qui consiste à rouler sur le dos de préférence sur une place avec du sable.
Le petit chemin rural qui rallie Royaumeix à Ménil-la-Tour me rappelle un peu la vallée de l’Alzette de mon domicile, à cause des nombreuses serpentines du ruisseau de la Woëvre. En passant sous un ancien pont de chemin de fer abandonné, nous longeons les eaux endiguées de la Woëvre.
La route nous mène ensuite sur un tronçon de chemin de fer qui n’est plus exploité et, pour arriver à Lagney, nous avons une ligne droite de sept kilomètres devant nous. Ce chemin est loin d’être monotone puisque des deux côtés poussent des haies. C’est l’endroit idéal pour oser laisser Henry se balader tout seul tout en veillant à ce qu’il se trouve derrière moi. Comme le soleil est de nouveau au beau fixe, j’en profite pour poser quelques habits sur les sacoches, que j’avais lavés le matin pour les sécher en cours de route. Henry marche très fier derrière moi à une distance de plus ou moins dix mètres. Je suis probablement plus fier que lui d’avoir osé le laisser marcher tout seul, que lui-même qui profite pleinement de cette liberté.
Avec les ânes, toute erreur se paie cash. Au lieu de profiter des pinces qui se trouvent dans les sacoches, j’avais tout simplement posé les habits mouillés sur le boudin. Par les mouvements du boudin, un habit a dû glisser et tomber par terre mettant Henry immédiatement dans un état de stress. Comme un taré, il me double à gauche et bifurque à toute allure dans le premier pré à sa gauche. Se trouvant face une haie, il prend un grand élan et saute avec toute sa charge de plus de quarante kilos au-dessus d’un fossé d’une largeur d’au moins un mètre. Comme Daniel se trouvait devant lui sur le chemin avec Basile à la longe, Henry a interrompu sa cavale et je l’ai rejoint sans autre problème. Vous comprendrez qu’il s’agit d’un moment de forte émotion et je me suis excusé auprès du bourricot de l’avoir mis dans un tel état par un oubli de ma part.
A Lagney, je prends une photo d’une croix dont la particularité est que des deux côtés du côté horizontal se trouvent des statues, dont celle de gauche semble tomber à tout moment et n’est retenue que par le seul fait qu’elle penche vers la partie horizontale. A ce moment, une vieille dame de l’autre côté de la rue m’appelle. Comme elle fait des signes avec sa béquille qui sont difficilement déchiffrables, nous croisons la rue pour aller à sa rencontre.
« Qu’ils sont beaux, j’aurais toujours voulu un âne. Comment ils s’appellent ? Je vous ai vus de loin et j’ai raccroché le téléphone pour venir voir les ânes. »
A voir les difficultés qu’éprouvait cette femme pour marcher, elle a dû mettre quelques minutes pour sortir de sa maison. Après les caresses pour les ânes, nous prenons congé de cette dame et je me rends compte d’avoir pris du plaisir à offrir un moment de satisfaction à des inconnus que je ne rencontrerais probablement plus de ma vie.
A Lagney, se trouve un des nombreux lavoirs que nous croiserons et dont je ne peux que louer l’initiative des efforts de restauration, pour les garder dans la mémoire vivante des habitants des villages.
Pour arriver à Lucey, nous passons sur un chemin qui donne accès à des vignes et, un peu plus loin, nous lisons que nous nous trouvons désormais sur la route du vin et de la mirabelle. Comme la culture du houblon a été abandonnée à la fin des années soixante du siècle dernier, il n’y a pas de référence à l’appartenance de Lucey à la route de la bière. L’exposition géographique de Lucey est en effet très propice aux différentes cultures et c’est probablement pour cette raison que les Romains appelaient Lucey « Lucius Vicus » c.-à-d. village de lumière.
Alors que nous avions encore en suffisance du pain sous vide, je ressentais néanmoins le besoin de manger de nouveau du pain frais. C’est ainsi que nous avons demandé au premier passant – une dame avec des enfants – s’il y avait un boulanger dans le coin. « Oui, mais il est fermé le lundi. » Merci pour le renseignement – nous chercherons demain dans le prochain village. Au croisement, nous voyons un panneau « Restaurant. » Tiens, si on y allait pour manger, ils ont forcément un peu de pré pour laisser brouter les ânes. Hélas, c’est lundi et le restaurant est fermé à son tour. Nous mangerons donc ce qui se trouve dans notre cuisine ambulante.
A ce moment, une voiture bleue ralentit à notre hauteur et le conducteur nous demande si nous cherchons du pain. Tout étonnés de voir qu’il le sait, nous répondons oui mais cela peut attendre jusqu’à demain. « C’est bon – je vais vous en chercher – vous allez de quel côté pour me permettre de vous retrouver ? » Dix minutes plus tard, la voiture bleue est de nouveau là et nous nous voyons offrir une baguette toute fraîche. Inutile d’insister pour payer – vous n’aboutirez pas. Le monsieur nous indique encore un bon endroit pour faire la pause et nous lui proposons de nous rejoindre s’il le veut, pour échanger quelques mots. Comme les ânes ont droit à une pause, nous la ferons jusqu’à plus ou moins quatorze heures.
En remontant le chemin qui mène à l’église, nous constatons le nombre élevé de vignerons qui proposent du produit fait maison.
Comme le musée agricole ne peut être visité que sur rendez-vous, nous en avons fait abstraction pour aller à la recherche du détenteur des clefs, ceci d’autant plus que l’horloge de l’église Saint-Etienne indiquait midi.
Arrivé à l’endroit recommandé, je découvre une nouvelle sensation forte que le Camino procure à ses adeptes. Tout à coup, les besoins primaires procurent un plaisir qu’il est difficile de transposer dans des mots : le fait de pouvoir s’asseoir sur un banc et déguster du pain frais.
Vers deux heures, nous continuons notre route sur la D192 et profitons de l’ombre de la partie boisée montante. Comme les voitures que nous croisons sur ces petites départementales sont tellement rares, nous ne faisons plus attention aux bruits des moteurs et avons pleinement confiance qu’on nous voit de loin grâce aux gilets de sécurité que nous avons endossés. C’est probablement la raison pour laquelle nous n’avons pas remarqué qu’une voiture ralentissait derrière nous et, arrivée à notre hauteur, nous découvrons, vous le devinez certainement, la voiture bleue et son conducteur.
« Vous êtes déjà partis ? Je vous ai apporté le café et quelques biscuits. »
Pour être une surprise, voilà une surprise et nous rentrons dans le premier pré qui longe la route. Ce qu’est pour nous le café sera pour les ânes l’herbe et ils en profitent à volonté quoiqu’ils s’intéressent également aux biscuits.
Nous parlons longuement avec Jean-Pierre qui nous confie qu’il rêve depuis longtemps de faire une fois le Camino, mais qu’il aurait peur de se lancer tout seul dans cette épreuve et compte sur son beau-frère pour l’accompagner quand il sera à la retraite. Comment se fait-il que se croisent des personnes qui ne se sont jamais vues, qui ne se rencontreront probablement plus et qui sont attirés par un même but et un même souci ?
A l’entrée de Laneuville-derrière-Foug, nous voyons un panneau indiquant « Café » et pensons déjà à un bon rafraîchissement par cette chaleur. Arrivés à hauteur du bâtiment, nous devons hélas constater que la dernière bière qui a passé le comptoir date d’une autre époque. C’est dans ce contexte que nous inscrivons également la question d’une femme devant la porte de sa maison, qui nous demande si les animaux qui sont avec nous seraient le cas échéant des ânes. Qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? – elle a vu juste.
A la sortie du village, une odeur nauséabonde vient effleurer nos nez. La cause est un mouton bien gonflé qui se trouve sur un tas de fumier. Cette odeur me prive d’examiner de plus près une croix plutôt rare, qui se trouve à l’entrée du bois et sur laquelle on voit le Christ des deux côtés.
Après quelques centaines de mètres, Trondes se présente devant nous et nous décidons d’y tenter notre chance pour passer la nuit. Sauf une classe d’école qui s’entraîne près du terrain de football, nous ne voyons personne. La mairie est également fermée. Une jeune femme qui se dirige près de sa voiture nous informe qu’en ce moment un service funèbre est dit dans l’église et qu’il sera difficile de trouver quelqu’un à cette heure. Nous tentons notre chance près d’une maison avec une plaque « Gîte de France » – la dame qui nous ouvre la porte nous informe qu’elle affiche complet pour ce soir et nous recommande d’aller voir un monsieur à la sortie du village, qui garderait des chevaux et des ânes de tiers. Une fois arrivé sur les lieux, nous devons nous rendre à l’évidence que la personne concernée est probablement à l’église. L’âne qui se trouve dans le pré a souhaité en grande pompe la bienvenue à Henry et Basile. Après une attente d’un quart d’heure, nous décidons de rejoindre l’autre bout du village qui se trouve dans la direction que nous entendons prendre demain.
Deux vieilles femmes que nous croisons en cours de route nous disent : « On vous attendait – Merci, mais nous cherchons un coin pour passer la nuit. » Là malheureusement, elles ne savaient pas non plus nous donner un coup de main.
Quelques maisons plus loin, un homme est en train de faire des préparatifs pour faucher les bordures autour de sa propriété. Quand il nous voit et même avant que nous ayons eu la possibilité de lui adresser la parole, il nous demande : « Vous avez trouvé du pain ?»
Il s’avérera qu’il s’agit de Jean-Paul, le beau frère de Jean-Pierre, qui veut partir sur le Camino et compte sur Jean-Paul pour l’accompagner. Voilà la deuxième fois que nous rencontrons une personne qui connaît celle que nous venons de croiser. Jean-Paul nous offre son pré et sa grange à quelques mètres de sa maison. Même si nous n’avons pas tout le confort des dernières nuits, cette grange a néanmoins le mérite de ne pas nous forcer à dresser une tente. Nous nommons cette grange « Logis de France », à partir duquel nous avons une vue sur quelques stères de bois avec en arrière-fond l’église Saint-Elophe du XVe.
Si notre logis dispose d’un certain nombre de facilités à hauteur du randonneur, dont avant tout un abri contre les intempéries éventuelles, il n’y a pourtant pas d’eau potable. Nous sommes donc contraints d’aller remplir nos gourdes à la fontaine près de l’église où un panneau affiche – « eau non potable ». Pas de problème, c’est l’occasion de sortir nos pilules anti-germes et nous administrons une unité par litre, après quoi il faut attendre au minimum trente minutes et l’eau est consommable. Au cas où on n’aurait pas confiance dans ce processus chimique, mieux vaut ne pas commencer un tel traitement. Je peux néanmoins vous assurer qu’aucune diarrhée ne s’est manifestée et je me trouve toujours en bonne santé.
Lors de notre séjour, l’ancien maire de Trondes, reporter local pour l’Est Républicain, est venu nous voir pour en savoir plus sur notre projet. Voici son article qui est paru dans l’Est Républicain du 9 mai 2008 :
Deux camarades, Daniel Bourone et Roland Bisenius, demeurant au Luxembourg, ont décidé de se rendre à Saint-Jacques de Compostelle.
Ce pèlerinage est l'un des plus fréquentés de la chrétienté occidentale, autour de la dépouille de Saint-Jacques le Majeur, qui aurait été déposée là miraculeusement, prit de l'ampleur au Xle siècle avec la Reconquista, Cathédrale Romaine construite de 1078 à 1130.
Daniel et Roland sont accompagnés de Basile et Henry, deux ânes respectivement âgés de 13 et 7 ans, qui leur servent de porte-bagages.
Arrivés lundi 5 mai à Trondes, ils ont été hébergés dans un hangar appartenant à Jean-Paul Nicolas, puis le lendemain ils reprenaient la route vers dix heures. Sont ils animés envers la religion chrétienne d'une foi intraitable? A les écouter, non. Mais ils pensent toutefois, trouver en cours de route, une autre vision des choses de la vie. Pourquoi pas !
Du courage, il leur en faudra.
Depuis le calme absolu de notre logis de France, nous n’entendons dès la tombée de la nuit que les cloches des ânes attachés à leur licol. Comment, en sont temps, la terreur a pu atteindre ce village paisible ? La barbarie des troupes allemandes a dû être inimaginable – comment se pourrait-il si non qu’en date du 18 août 1944, 45 Trondais furent déportés vers des camps de concentration ?
Comme nous nous sommes déjà habitués à ce que les personnes qui nous offrent gratuitement l’hospitalité nous réservent au-delà une petite surprise, nous pensions que la surprise consistait dans le journaliste qui nous avait rendu visite. Pensez-vous ? Le lendemain matin au moment où nous nous prêtions à chauffer l’eau pour le petit déjeuner, Jean-Paul est passé avec deux grands morceaux de gâteau. C’est quand même bizarre la manière dont on s’attache à quelque chose qu’on était loin de s’imaginer même en rêve il y a une semaine. Je suis néanmoins convaincu que l’accueil risque de ne plus être le même à partir du moment où nous poserons les pieds sur la partie du Camino, où le pèlerin est garant du tourisme local et du commerce connexe.