Chalaines vers Amanty
Jour 8
Jeudi 8 mai 2008
19 kilomètres
Comme la journée du mercredi avait été très chaude, nous avions décidé de partir ce jeudi très tôt et nous nous levons à six heures. Visiblement, nous avions surpris le symbole français par excellence, puisqu’à partir de son poulailler il ne se manifeste que bien plus tard. A partir du moment où j’ouvre le sac de couchage, mère nature me rappelle de suite que le mois de mai n’est pas un mois d’été. Des locaux nous avaient dit que la vallée de la Meuse était une vallée humide, ce qui se confirme. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous emballons pour la première fois notre tente humide. Si le soleil se montre aussi généreux qu’hier, nous profiterons de la pause de midi pour la sécher.
A la sortie de Chalaines, se trouve un château construit en 1784. Tout autour de la propriétée un mur empêche toute vue et, compte tenu de la durée que nous mettons à arriver d’un bout à l’autre, je lui trouve beaucoup de ressemblance avec une propriété de ma terre natale en face de la maison de la nature.
Quand nous quittons Chalaines, il est à peine huit heures et le soleil commence déjà à chauffer. Un petit coup d’œil sur la carte nous révèle que nous avons six kilomètres de route devant nous, sur laquelle nous ne rencontrerons aucune possibilité pour nous mettre un peu à l’ombre. La Meuse avec tous ses méandres nous rappelle une fois de plus notre vallée de l’Alzette sauf que l’Alzette est un peu plus petite.
A peine un kilomètre avant Sepvigny sur la D145, nous nous arrêtons près de la chapelle du Vieux Astre avec des fresques du XVe siècle. Dans le cimetière, une tombe en mémoire des défunts de la guerre a été décorée avec des tricolores – nous sommes le 8 mai, jour férié en France qui commémore la capitulation de l’armée allemande en date du 8 mai 1945.
A la jonction de la D145 et la rue qui mène au centre de Sepvigny, s’arrête une jeep et le chauffeur nous demande ce que nous faisons avec les ânes. Réponse classique : « Tu vois, dit-il à son passager, je le savais, ils vont à Compostelle. »
En passant à travers Sepvigny, on ne peut qu’être attiré par la particularité du clocher de l’église qui donne un aspect de fortification à l’ensemble, ce qui se confirme dans la suite. Outre cette fortification, l’église de Sepvigny a la particularité que son clocher est situé entre la nef et le chœur.
Nous continuons sur Champougny dont le clocher de l’église dédiée à Saint Brice est également fortifié. Un panneau indique la direction qu’il faut prendre pour arriver au pont sur la Meuse. Un peu plus loin, se trouve un autre pont que nous serons amenés à passer également. Comme les deux ponts sont néanmoins construits en dur, le passage ne pose aucun problème à nos bourricots.
Au lieu-dit « Les longues Fauchées », commence un ballet qui durera toute la journée de tracteurs qui rentrent le foin pour le sillage. Henry et Basile ne sont point impressionnés par tous ces monstres aux sabots en caoutchouc, qui nous doubleront à longueur de journée. Bien au contraire, à chaque passage nous cherchons le bas-côté de la rue pour leur céder la place et les bourricots en profitent pour faire le plein en carburant asinien. Tout comme chez les automobilistes, il existe également des fermiers qui savent ô combien un animal peut être effrayé par un tracteur qui tire une remorque, sur laquelle on a monté des dispositifs spéciaux pour pouvoir accueillir une grosse quantité de foin. C’est ainsi que je suis surpris par un des conducteurs de ces TGV – tracteur à grande vitesse – comme on a l’habitude de les appeler officiellement dans mon pays natal qui, à chaque passage, lève le pied de l’accélérateur bien avant d’être à notre hauteur. Puis il continue très doucement et, seulement à une certaine distance, il commence à accélérer de nouveau. La première fois que nous sommes à sa hauteur, le conducteur fait un petit sourire empathique, mais à force de nous doubler à plusieurs reprises son sourire se transforme en un geste de la main amical comme si de bons amis se croisaient.
A l’entrée de Maxey-sur-Vaise, nous voyons de loin des tentes qui ont été montées à l’entrée du village avec des tables sur lesquelles quelques personnes sont en train de faire les préparatifs pour un apéritif. Juste au moment où nous passons à hauteur des tentes, j’entends au loin la sonnerie aux Morts suivie de la Marseillaise – gloire à tous ceux qui ont souffert de la guerre. Il est onze heures du matin – un peu tôt pour s’arrêter, continuons.
Une particularité de Maxey est qu’une rivière coule à la douce au milieu du village, ce qui donne un certain charme à l’endroit. En face de l’église Saint-Pierre-et-Paul, se trouve une épicerie-boulangerie dont nous profitons pour acheter une baguette. Un passage plus tard dans la journée nous aurait privé de pain frais, puisque un petit panneau affiche : pas de pain ce soir – 8 mai oblige. Nous sommes néanmoins étonnés : d’abord par le fait de trouver une épicerie et puis qu’elle est ouverte un jour férié.
Juste avant de quitter Maxey, nous passons à hauteur d’une petite chapelle érigée en 1763, sur laquelle on peut encore lire Notre-Dame de … la suite - Grâce- n’est malheureusement presque plus lisible. Cette petite chapelle qui est dans un état critique est quelque part représentative de l’entretien de certains édifices religieux. La chapelle devant laquelle nous nous trouvons semble cependant souffrir particulièrement de l’oubli et une fissure sur le côté gauche ne pourra que contribuer à une décomposition accélérée avec les prochains gels.
Nous avons encore plus ou moins un kilomètre devant nous avant de rejoindre la forêt, au bord de laquelle nous entendons casser la croûte. Un peu pris à l’usure par la chaleur, nous nous contentons de deviner qui conduira le tracteur qui nous dépassera sous peu. Ah, on lève le pied même dans la montée, ça c’est le vieux – et en signe de reconnaissance nous levons notre bâton du pèlerin même sans nous retourner. Et encore un – ça c’est un jeune – il fonce comme s’il avait des courses supplémentaires à faire, il se calmera avec le temps.
Arrivés au bord de la forêt, nous trouvons un endroit qui nous semble idéal pour faire la pause de midi. Par mesure de précaution, nous attachons les bourricots à un arbre le long du chemin forestier et évitons ainsi qu’ils ne broutent trop l’herbe le long des champs de colza, qui ont probablement été pulvérisés. Ces derniers jours. Le feuillage nouveau des hêtres ne semble cependant plus trop plaire à messieurs.
Comme la chaleur nous semble être encore plus intensive que la veille, nous prolongeons notre arrêt jusqu’à seize heures, ce qui nous permettra par ailleurs de sortir nos tentes des sacoches pour les sécher. Tout comme nous, les ânes se mettent par terre et roupillent un petit peu.
Même à seize heures la chaleur est encore écrasante. Henry et Basile qui n’ont pas eu grand-chose à manger depuis le matin n’ont qu’une chose en tête, brouter, brouter et encore une fois brouter. Amanty, le prochain village est à plus ou moins quatre kilomètres. Dans des conditions idéales, cela devait nous prendre un peu plus d’une heure, mais aujourd’hui, avec la chaleur, la route qui monte légèrement et l’appétit des ânes nous mettrons sûrement une heure et demie voire deux heures. En cours de route, nous passons près d’un moulin et examinons à une certaine distance si l’endroit est approprié pour passer la nuit. Un vieil homme vient à notre rencontre et offre à boire aux ânes qui bien entendu ne boivent pas. Surpris par ce geste peu reconnaissant, il leur demande : « Elle n’est pas bonne mon eau ?» Puis il met la main dans le seau qu’il avait rempli dans un tonneau derrière la maison, qui est alimenté par la gouttière, la porte à la bouche, goûte et conclut qu’elle est buvable.
Près de la première maison à Amanty, nous rencontrons une femme qui est en train de travailler dans le jardin, Elle est très surprise de voir des ânes passer dans le village. Comme les alentours de la maison ont été tondus récemment, nous faisons abstraction de nous renseigner davantage pour passer la nuit, échangeons quelques mots de politesse et continuons notre route. Tout à coup, un coup de klaxon : « Eh regarde, c’est le vieux avec le tracteur qui dit bonjour. » Comme une réponse verbale ne l’atteindra pas, nous profitons de notre bâton du pèlerin pour répondre.
Au milieu du village, nous passons à côté d’un de ces nombreux abreuvoirs qui ont été restaurés. Celui d’Amanty mérite néanmoins plus le label de point de relaxation avec petite piscine que de simple abreuvoir.
Notre recherche d’un endroit pour la nuit n’est pas fructueuse près du premier fermier qui croit que les ânes videront le pré en une nuit et qu’il ne restera guère quelque chose pour les bovins. Nous tentons notre chance près de quelqu’un qui est en train de travailler à l’extérieur, qui nous propose une petite pelouse en face de sa maison. Une fois que nous avons débâté les ânes et posé nos sacoches, une voiture jaune s’arrête à notre hauteur et nous reconnaissons la femme qui était en train de travailler dans le jardin à l’entrée du village. Elle se renseigne plus amplement sur notre projet et nous propose spontanément de mettre Henry et Basile dans leur pré à côté, ce qui nous permettrait de les laisser courir au lieu de devoir les attacher. Véronique et son mari Patrick exploitent la ferme devant laquelle nous arrivons et que nous n’avions pas découverte à première vue lorsque nous nous trouvions devant leur maison d’habitation. Véronique cherche une station électrique pour mettre du courant sur la clôture, évitant ainsi une excursion surprise dans les alentours de nos amis aux longues oreilles. Elle remplit la cuve à eau de sorte que Henry et Basile puissent faire comme bon leur semble. En guise de remerciement, ils prennent un bain d’âne, ce qui leur permet de se frotter le dos une fois libérés de leurs bâts.
« Nous avons une chambre d’hôtes avec deux lits et une douche – je vous invite et puis vous mangerez avec nous ce soir. »
Adjugé – plus question de dresser la tente. Nous remercions le monsieur qui nous avait proposé de dresser la tente dans sa pelouse, qui comprend parfaitement notre choix.
A l’adresse de Véronique – mes excuses de n’avoir pas osé demander où passer la nuit. A chaque randonneur asinien – même derrière une pelouse tondue, vous pouvez trouver un endroit merveilleux.
Après la visite de la chambre d’hôtes, nous retournons près du pré pour aller chercher nos sacoches et tombons sur un des TGV et quatre hommes, qui visiblement prennent du plaisir à regarder faire les ânes.
« Ah, c’est le vieux qui nous a salués toute la journée. Bonjour messieurs, moi c’est Bernard, Roger, Patrick et son fils. »
Bernard s’avère être le père de Véronique et veut bien entendu en savoir plus sur notre pèlerinage et est, pour le surplus, très content de faire plus amplement connaissance avec ces deux gars avec les vestes de cantonnier, comme il s’exprime pour désigner le gilet que nous mettons toujours par mesure de sécurité sur les trajets routiers. Qu’est-ce que je savoure une telle rencontre ! - tomber sur des personnes que je n’ai jamais vu et échanger avec elles quelques mots. Bernard et Roger dont les visages rajeunissent à la vue des ânes et moi, en tant qu’observateur tranquille, avec qui ils partagent ce beau moment. Des moments pareils se trouvent sur la liste de mes attentes dans le Camino.
Pendant que Véronique s’en va traire les vaches, nous sommes invités à prendre une tasse de café avec Bernard et tous les autres qui ont donné un coup de main pour faire le sillage. Bernard est âgé de soixante et onze ans et Roger de quatre-vingts - les deux ont roulé toute la journée, chacun sur un des nombreux tracteurs qui nous ont doublés. Et puis nous faisons également connaissance avec le jeune qui a eu hâte de rentrer le foin avant qu’une goutte éventuelle ne vienne mouiller la précieuse cargaison - c’est le fils de la maison dont c’est la première saison de sillage. Une fois assis dans la cuisine, on se racontait nos journées respectives, face au vieux que nous connaissons maintenant en tant que Bernard, qui a su mesurer le comportement probable des ânes. Il fallait bien parler de celui qui ne changeait pas de vitesse, ce qu’on entendait de loin au bruit du moteur dont le ton baissait à force que le chemin montait pour reprendre un autre ton sur les parties plus plates.
Plus tard, nous accompagnons Bernard dans le village et apprenons qu’il a été le maire d’Amanty pendant cinquante-trois années – de quoi faire rêver des politiciens en herbe et en fonction.
« En fait, Bernard, nous avons rencontré tant d’églises fermées, est-ce que celle d’Amanty est ouverte ? On va regarder. Si elle n’est pas ouverte, pas de problème, j’ai la clef. »
Pourquoi l’église d’Amanty construite en 1774 nous intéresse-t-elle plus que toute autre église que nous avons rencontrée en cours de route ? Pour deux raisons : d’abord, la cloche ne se trouve pas dans le clocher mais est fixée à l’extérieur et puis il y a autre chose qui a retenu notre attention – un tuyau d’échappement de la fumée sort d’un vitrail, et ça c’est pas normal. Loin du confort des églises du Luxembourg en termes de chauffage, l’église Saint-Martin d’Amanty est chauffée au bois. A quelques mètres de l’autel, se trouve un poêle et le tuyau d’échappement de la fumée passe par le vitrail. Le bois de chauffage est tout près sous la chaire. Je me rappelle encore bien le temps où nous fréquentions la messe dans le monastère des pères blancs tout près de mon village natal, qui eux chauffaient également au bois en son temps dans les années soixante du siècle passé. Je suis convaincu que les fidèles d’Amanty n’auront pas froid pendant la messe et, si jamais l’homélie devait durer un peu trop longtemps, la chaleur ambiante d’un poêle ferait certainement le nécessaire pour rappeler au curé de conclure.
De retour à la ferme, nous avons demandé à Véronique de bien vouloir mettre un tampon dans notre Credential. A regarder les tampons qui s’y trouvaient déjà, elle nous demande : « Vous étiez chez Jacqueline ? Mais je la connais bien. » Jacqueline étant la dame qui à la mairie de Vaucouleurs a tamponné le Credential la veille.
C’est à neuf que nous avons mangé alors que tous les travaux de la ferme étaient terminés. Il y a des gens que vous rencontrez, avec lesquels le fil passe à merveille et les échanges se font comme si on se connaissait de longue date. Eh ben, Véronique et Patrick font partie du lot. Ce que nous nous racontions, c’était un peu comme si de vieilles connaissances se revoyaient. Rien que pour vous dire comment on nous a accueillis pour manger : une petite macédoine maison puis des asperges de la ferme suivies d’un peu de viande et, pour finir, une tarte à la rhubarbe : le tout arrosé d’un bon verre de vin rouge. Comme l’heure n’avait pas cessé de tourner, nous n’avons pas terminé avec un café pour éviter de ne pas pouvoir dormir de la nuit.
Pendant le repas, nous avons parlé un peu de notre domicile et de nos enfants qui étudient à gauche et à droite dans des universités. C’est ainsi que nous avons appris qu’une des filles de la ferme étudiait à l’université de Nancy et rêvait de faire une expérience professionnelle au Luxembourg. Tiens, voilà une occasion pour pouvoir renvoyer l’ascenseur. Nous verrons bien si nous pourrons être utiles. Les voilà de nouveau – deux rêves en face à face –, le nôtre de pouvoir partir sur le Camino et de l’autre quelqu’un qui a un rêve similaire - partir découvrir l’étranger.
Mon Dieu ou devrais-je remercier saint Jacques de retrouver un lit et de savoir nos amis aux longues oreilles en sécurité loin de tout bruit d’une nationale. Le repos au lit m’a fait du bien, j’ai raté l’aurore ce matin – je la verrai bien un autre jour.
A part la chaleur humaine que nous ont témoignée Véronique et Patrick, ils nous ont par ailleurs fait confiance. En effet, le matin avant de partir alors qu’ils étaient déjà occupés avec les travaux d’usage de la ferme, nous avons trouvé le petit déjeuner sur la table dans une maison où les propriétaires se trouvaient dans un autre endroit de l’exploitation agricole.
Tout ceci est une des histoires du grand livre du Camino, que vous pouvez acquérir en investissant l’effort physique et la volonté de rencontrer d’autres personnes. Si vous voulez, ajoutez-y une grosse portion de hasard : sans nous être trompés de cinq cents mètres, nous n’aurions jamais rencontré Geneviève à Pagny-sur-Moselle. Sans la chaleur et la sieste prolongée, nous n’aurions pas non plus rencontré Véronique dans son jardin et n’aurions jamais su qui était le vieux qui nous a salués toute la journée depuis son tracteur. Est-ce bien le fruit du hasard ou bien est-ce que des personnes qu’unit un petit quelque chose qu’il reste à définir s’attirent mutuellement ?
Mes excuses, Bernard, pour le vieux mais dans toute la richesse vocabulaire je n’ai pas trouvé un terme plus parlant.