Pagny-sur-Moselle vers Fay-en-Haye
Jour 3
Samedi 3 mai 2008
19 kilomètres
Il est dix heures et nous voilà déjà en route. Nous avons visiblement réussi à nous organiser autrement pour remballer nos affaires. Avant de quitter Pagny-sur-Moselle, nous voulons obtenir encore un autre tampon sur notre Credential. La caserne de la Gendarmerie semble un bon endroit pour présenter notre carnet de route.
Le jeune gendarme nous avait probablement vus attacher nos moyens de transport au portail d’entrée puisque au moment où nous nous sommes présentés au guichet, il dit nous avoir déjà vu – voilà un agent consciencieux au service du citoyen, deux étrangers avec des ânes – il vaut mieux les observer discrètement. Tout compte fait, hier soir, nous avons effectivement croisé à plusieurs reprises des voitures de la Gendarmerie. A chaque reprise, les agents ont visiblement apprécié notre manière d’avancer et notre apparence n’a probablement révélé aucun signe d’inquiétude pour qui que ce soit.
« Bonjour Monsieur, nous sommes en train de pérégriner vers Saint-Jacques de Compostelle et vous demandons si vous êtes prêt à mettre un tampon sur notre Credential témoignant de notre passage à Pagny-sur-Moselle. »
Le jeune gardien de la paix regarde de plus près le Credential et nous partons du principe qu’on ne présente par tous les jours un tel document au guichet, document sur lequel on peut lire :
Accréditation
Le Président de l’Association à l’honneur de recommander à toutes Autorités religieuses et civiles, ainsi qu’aux Autorités militaires et de la Gendarmerie ce membre de l’Association, qui entreprend vers Compostelle la traditionnelle pérégrination, à la manière des anciens pèlerins, et leur demande de bien vouloir leur prêter aide et assistance en cas de besoin.
Le gendarme nous demande de patienter et disparaît dans un des bureaux au fond de la caserne. Peu après, il revient et nous retourne notre Credential. Un grand merci pour l’avoir enrichi d’un tampon national de Brigade de proximité.
Cette rencontre avec la Gendarmerie ne sera pas la dernière pendant cette première étape.
Nous remontons sur Prény et tournons au premier croisement à gauche partant du principe qu’il ne peut s’agir de cette route qui mène au moulin. Même si le chemin monte légèrement, Henry et Basile avancent très bien.
Même si Prény a le cas échéant existé avant l’an 962, on en parle la première fois dans un acte officiel d’une Capella Prisney de cette année. Prény a connu une triste histoire en 1451-1452 avec une épidémie de la peste. Pendant la première guerre mondiale, les troupes allemandes occupaient le village jusqu’en 1918, sort que la population devait subir une nouvelle fois pendant la deuxième guerre mondiale jusqu’à la libération par les Américains.
A la sortie de Prény, nous passons près de la Chapelle néogothique de Notre-Dame-de-la-Pitié qui s’avérera être un des rares édifices religieux ouverts. Dans la revue trimestrielle « Nos villages Lorrains », je lis dans la suite que cette Chapelle est connue pour les pèlerinages du XIIe siècle, où les fidèles sont venus prier pour la guérison des enfants malades de la fièvre ainsi que pour ceux victimes de l’épidémie de choléra en 1854.
Cette chapelle un peu à l’écart du village est un vrai havre de paix et de silence que j’admire. Je me dis que les personnes, qui sont enterrées dans ce cimetière autour de l’édifice, doivent vraiment reposer en paix contrairement aux cimetières de nos villages avec des allées en béton ou goudron sur lesquelles tout recueillement devient une épreuve de force.
A peine cinquante mètres plus loin, nous le voyons – le moulin, lieu tant recherché la veille. Une maison plus ou moins bien entretenue, un ruisseau, de l’autre côté un étang et des panneaux soulignant qu’il s’agit d’une propriété privée.
Décidément notre erreur d’orientation d’hier s’était soldée par un sacré coup de chance pour avoir rencontré Geneviève.
Après le moulin, ça monte comme nous en avons déjà l’habitude et peu de temps après nous nous trouvons devant le pont qui traverse les lignes du TGV. Juste avant d’y arriver, un TGV passe et le bruit est acceptable compte tenu du remblai anti-bruit. Basile est très intéressé par cette machine qui file devant ses yeux et la suit jusqu’au moment où elle disparaît derrière le prochain virage.
Nous estimons qu’il s’agit d’un bon moment pour franchir le pont pour éviter que les oreilles de nos amis ne soient soufflées en direction de la progression du prochain train, qui ne devrait pas tarder. Au moment de franchir le pont, je prends néanmoins soin de mon chapeau puisqu’une brise assez forte s’est levée et je ne voudrais pas risquer de m’aventurer sur les rails pour aller le récupérer.
Peu à peu, nous estimons avoir trouvé le bon rythme tant pour nous-mêmes que pour les ânes et, contrairement à eux qui visiblement n’ont pas trop soif, nous nous rendons à l’évidence que nous devons augmenter notre consommation de liquide. Pour parer à toute éventualité, nous transportons dans nos sacoches des gourdes d’une capacité de deux litres d’eau.
Dans le bois communal de Vandières, le GR5 est très bien signalé et les chemins sont très sabloneux et permettent d’avancer à une allure accélérée. Les seules âmes que nous rencontrons sont deux ouvriers forestiers qui ne nous ont même pas vus, si intense était le bruit de la tronçonneuse et du tracteur de débardage.
Sur le plateau, nous rencontrons pas mal de signes d’une présence étendue de gibier. Ce qui m’inquiète un petit peu sont les nombreux endroits de détente de sangliers – ânes et sangliers ne formant par nature pas forcément un couple de paisible cohabitation. Et puis, il y a la multitude de miradors. Même si je suis issu d’une famille de gardes forestiers et fier de ne pas porter un uniforme ni détenir une arme, au vu du nombre élevé des miradors, je dirais qu’on a certes l’avantage de voir son voisin lors d’une battue mais je ne voudrais cependant pas être un des compagnons chasseurs, au moment où un animal quelconque devrait croiser leur ligne de tir. Plus je m’imagine une telle scène, plus je me rends à l’évidence que nous sommes début mai et, si ma mémoire ne se trompe pas, début mai est la reprise de la chasse en France. Allez Henry, t’es un bon âne, avançons ….
Avant de casser la croûte, nous voulons encore atteindre l’abbaye de Sainte-Marie-aux-Bois et la descente dans la forêt Domaniale Sainte-Marie ne présente aucune difficulté majeure.
L’abbaye de Sainte-Marie-aux-Bois a accueilli à l’origine une communauté de Prémontrés. Sans le savoir ni l’avoir préparé, nous voilà devant un autre but de pèlerinage d’antan.
A notre grande déception, des panneaux nous informent que l’édifice est entre des mains privées et nous décidons de chercher un coin tranquille à proximité. Cette pause est la bienvenue tant pour nous que pour les ânes. Compte tenu de la chaleur nous avons décidé de débâter les ânes et les attacher chacun à un arbre, ce qui leur laisse une surface de broutage confortable. Dès qu’ils sont attachés, Henry et Basile prennent leur bain en se roulant tant d’un côté que de l’autre et puis c’est la ruée vers la grande bouffe. Faut-il rattraper les quatre heures d’administration de nourriture dont nous les avons privés depuis notre départ ? Il est connu que les ânes font la sieste mais ce que nous serons appelés à voir est un plaisir pour nos yeux. Habitués à voir les ânes dormir debout, nous les voyons se coucher devant nous, sans se soucier de notre présence à une vingtaine de mètres, et dormir pendant un bon moment.
Quant à nous, nous nous déchaussons et savourons les sandwichs que Geneviève a préparés. Pendant cette troisième journée, nous commençons à vraiment apprécier les choses simples et primaires de la vie : de quoi manger, boire un petit coup d’eau fraîche et trouver un petit endroit pour se mettre par terre. Nul besoin d’une radio, d’une télé ni non plus d’un journal – en ce moment nous sommes incapables de dire ce qui s’est passé dans le monde pendant les trois derniers jours, tout comme nous ne pourrons le faire par la suite. Une fois de retour à la maison j’apprends les dégâts causés par un cyclone en Birmanie et le décès de mon frère scout Tim.
Pendant cette pause de midi, nous rencontrerons encore Charles-Hubert qui a terminé son pèlerinage à Saint-Jacques de Compostelle en deux étapes et avec lequel nous nous concertons un petit peu avant de reprendre la route.
Cet après-midi, nous souffrons la première fois d’un ciel dégagé et d’une chaleur intense qui nous accompagnera tout l’après midi.
Jusqu’au terme de notre étape journalière, nous traversons un coin avec un triste passé. Dans un premier temps, nous longeons la Tranchée de la Justice qui mène à Vilcey-sur-Trey. Quel drôle de nom pour une tranchée si l’on considère qu’une habitante de ce village a été brûlée à Prény, alors qu’on lui reprochait de la sorcellerie. Au nom de quelle justice Vilcey-sur-Prény a été incendié en 1944 par les troupes allemandes en retraite ? Nous qui ne sommes que les passants d’un jour ne remarquons rien de ce triste passé et les quelques vieilles personnes que nous rencontrons préfèrent de loin caresser Henry et Basile que d’aborder un passé douloureux.
La montée dans le Bois communal de Vilcey est de nouveau une de ces montées qui est très dure, faut-il passer sur un tracé relativement court de deux cent vingt à trois cent quarante mètres d’altitude. Les ânes n’avancent pas et nous profitons de chaque coin d’ombre pour les laisser brouter à volonté. Un dépôt impressionnant d’hydrocarbures, que nous laissons à notre droite, est le premier signe d’industrie moderne que nous rencontrons depuis notre départ.
Dans la forêt, nous croisons quelques enfants qui se baladent avec leurs mères et nous répondons volontiers à la question traditionnelle. Comme l’heure avance, nous nous renseignons sur un endroit pour passer la nuit dans le coin. « Allez voir au Centre équestre à l’entrée de Fey-en-Heye – ils ont sûrement de la place. Si contre toute attente cela ne devait pas fonctionner, vous venez chez moi, j’habite juste en face. »
Avant de tourner à droite en direction de Fey-en-Haye, nous tombons sur un groupe de personnes d’un certain âge, qui sont en train de faire une pause café. « Mais c’est génial ce que vous faites, dites donc et les ânes avancent ? Nous, nous sommes un club sportif de Pont-à-Mousson. Vous savez Pont-à-Mousson est mondialement connu pour la fabrication des plaques d’égouts. Vous devez probablement avoir soif? »
C’est ainsi qu’on nous offre de quoi boire et manger des sucreries, ce qui fait vraiment du bien.
Le porte-parole du groupe nous renseignera dans la suite sur l’endroit où nous venons de poser les pieds. Fey-en-Haye rime avec guerre des tranchées et gaz en tant qu’arme chimique lors de la première guerre mondiale. Dans ce conflit, Fey-en-Haye a été complètement rasé pendant la guerre 1914-1918 et seules quelques pierres de l’église et du cimetière sont encore visibles. Une plaque commémorative avec des photos, montrant à quoi ressemblait ce village avant la guerre, témoigne de cette épreuve douloureuse.
Comme j’ai commencé ce pèlerinage sans intention particulière, me fiant aux ouï-dire que le Chemin apportera la réponse du pourquoi et la réflexion, je ne peux en cette fin de journée me passer d’être reconnaissant de ne jamais avoir connu la guerre. Je me souviens soudainement de mon père décédé il y a quelques années qui, en tant qu’enrôlé de force par le régime nazi, a survécu aux tranchées de Stalingrad.
Le petit kilomètre qui nous reste à faire pour atteindre Fey-en-Haye reconstruit me laisse un peu songeur jusqu’au moment où nos deux bourricots montent les oreilles tout droit devant. Quelques minutes plus tard, j’en vois la cause devant nous – un confrère âne dans un pré juste avant d’arriver au Centre équestre.
Inutile d’aller demander refuge, puisque la dame que nous avions rencontrée peu avant a stoppé le propriétaire du Centre, qui était en train d’aller faire une petite course. « C’est OK, nous dit-elle. On s’occupera de vous dans une dizaine de minutes. En attendant je vous sers une bière. » Santé et merci les bourricots, vous qui êtes en train de nous ouvrir toutes les portes.
Au Centre équestre, on nous propose pour les ânes soit un box à l’intérieur soit un pré. Comme nos porteurs n’ont pas trop mangé de la journée, nous acceptons volontiers en leur nom un pré. Nous ne refusons pas non plus de dormir dans le clubhouse, ce qui nous évite de devoir dresser nos tentes même s’il faut se lever à six heures demain matin, pour permettre aux propriétaires des chevaux d’y entrer avant d’amener leurs bêtes à un concours. Après une douche bien chaude, je lave quelques habits et, comme nous sommes à l’abri pour la nuit, il n’y aura pas de problème pour les sécher. Une fois les derniers cavaliers rentrés, nous fouillons nos sacoches pour préparer un bon repas. Pour diminuer un peu la lourdeur des sacoches, nous optons pour des menus sous vide avec sauce d’un poids propre de trois cent cinquante grammes à l’unité. L’année prochaine, des menus du genre ne trouveront certainement plus de place dans nos sacoches – ils seront remplacés par des produits lyophilisés. Contrairement aux jours précédents, nous nous couchons un peu plus tard même s’il faut se lever très tôt demain matin. C’est quand même bizarre comme la présence d’une lampe électrique peut changer les habitudes, alors que depuis deux jours nous nous sommes couchés comme les poules au coucher du soleil.