MARCENEY – CHASSIGNELLES
Mardi, 26 mai 2009
Jour 6
28 km
Pendant la nuit,
j’ai pris mon sac de couchage et j’ai quitté le salon pour aller dormir dans le
green house où il faisait moins chaud. Vers une heure du matin, je suis
réveillé par les gouttes de pluie qui tombent sur le toit en verre et nous décidons
d’aller vérifier si les ânes sont bien à l’abri et, par précaution, nous
fermons la porte du hangar au cas où il devait y avoir un orage. Une fois de
nouveau allongé dans le sac de couchage je m’endors aussitôt sans problème.
Au matin, le ciel
est toujours en train de pleurer et le vent souffle avec une intensité de sorte
que nous prenons tout notre temps pour remballer nos affaires et prendre le
petit déjeuner en toute tranquillité. Douglas fait tout à coup irruption et
nous demande si nous voulons une tasse de café et constate en même temps que
son offre bien intentionnée vient dix minutes trop tard.
Il est neuf heures
trente quand nous quittons les futurs exploitants d’une maison d’hôtes à Marceney,
Rebecca et Douglas, alors qu’il a cessé de pleuvoir. Le temps est en fait idéal
pour marcher, une petite brise et une température très agréable – j’ai
effectivement le sentiment que les prévisions météo qu’on nous avait annoncées
affichent dix degrés de moins que la veille. Nous passons près de l’église qui
abrite sous son choeur le tombeau de Saint-Vorles et devons constater qu’une
partie du toit est mal entretenue et un nombre important de tuiles sont
cassées. Cette église n’est qu’un exemple parmi d’autres et je me rappelle les
dires d’un maire avec lequel nous nous sommes entretenus en cours route, qui
nous a confié que les édifices religieux sont une grande charge pour les
communes.
Par la D102, nous
arrivons à Laignes et profitons des commerces locaux pour nous
réapprovisionner. Qu’ils sont beaux entend-on partout – oui, on a compris – on
vise les ânes what else – on connaît la chanson. Ici nous trouvons de nouveau
tout ce dont a besoin le pèlerin : baguette, tomates, du thon et des
pommes sans oublier des carottes pour les ânes. Nous profitons pour nous en
piquer une avant que les bourricots ne vident le sachet. Par rapport à l’année
passée le nombre de commerces que nous avons rencontrés est impressionnant et
les prix sont abordables, signe que le Camino pratiqué à grande échelle ne
passe pas par ici.
Laignes est une petite ville qui se
trouve à la jonction de trois départements : l’Aube, la Côte d’Or et
l’Yonne. Comme partout dans la région, la grande ville attire les jeunes et la
population active - Laignes n’en est pas épargnée. De passage que nous sommes,
nous sommes attirés par l’église Saint-Didier du XII siècle, l’immense lavoir
en plein centre de la ville et surtout par le café des chiens et sa façade de
bois sculpté, où deux chiens, qui sont l’œuvre du sculpteur Husson, montent la
garde.
A la sortie de Laignes, nous
parcourons sur deux kilomètres la D965 qui est très fréquentée et sommes
heureux de pouvoir la quitter au croisement avec la D953, qui est de nouveau
une rue plus petite. Ce croisement entre le champ des Braves et le val Bolon
continue sur l’axe principal en direction de Tonnerre, qui est un lieu de
passage des pèlerins qui passent par la Bourgogne. Nous prenons l’autre
direction qui passe plus près de notre tracé idéal en direction de Gigny. Sur
ce tracé, les ânes deviennent tout à coup nerveux et nous mettons en certain
temps à comprendre le pourquoi. En effet, loin devant nous un fermier est en
train de nettoyer les abords de son champ à l’aide d’une débroussailleuse.
Inutile de préciser que nous battons le record en termes de progression. Ici,
nous rencontrons la seule voiture immatriculée au Luxembourg – une voiture,
flambant neuve – qui à notre surprise roule lentement. Le conducteur ne réagit cependant
pas trop à notre exclamation de joie de voir une plaque immatriculée L et ne
s’arrête pas sur nos signes des mains et de nos bâtons de pèlerins. Comment le
saurait-il avec ces centaines de chevaux qu’il vient de croiser Henry Premier
de Gosseldange aux longues oreilles et son homologue Basile de la même étable.
Puis vient le moment fort du
périple de 2009. Alors que nous sommes à environ trois kilomètres de Stigny,
nous entendons une voiture qui ralentit derrière nous. Arrivée à notre hauteur
une vieille femme au volant d’un véhicule qui ne date pas de cette année, nous
demande : « Vous faites Compostelle ? » Oui – et elle lève
les deux bras du volant et le moteur coupe heureusement en même temps. « Alors,
venez chez moi, nous casserons la croûte ensemble, j’habite près de l’église. »
A l’entrée de Gigny nous nous arrêtons près de l’école Notre-Dame dont l’accès
est fermé par une petite porte de couleur bleue au dessus de laquelle se trouve
une cloche et le tout, tellement rétro, me rappelle bien mon enfance. Un peu
plus loin, nous croisons le facteur qui est en train d’alimenter la boîte aux
lettres centrale du village. Comme nous ne savons pas le nom de la femme qui
nous a invités il est difficile de lui demander où aller quand soudainement je
vois la voiture que conduisait la dame. « Ah, s’écrie le facteur, c’est
Bernadette - elle habite la première maison derrière l’église. »
L’accès à la propriété parle de
lui-même, nous sommes visiblement invités dans une famille qui a travaillé dur
durant sa vie. La porte d’entrée donne sur la cuisine où nous retrouvons
Bernadette près d’une cuisinière chauffée au bois en train de finir un pot-au-feu.
J’ai l’impression d’entrer dans un musée dans lequel je connais tous les ustensiles
dans la mesure où j’en ai vus des similaires chez ma grand-mère tant du côté paternel
que maternel, il y a plus de cinquante années. Mon Dieu, comment est-ce
possible que le temps s’est arrêté dans cette maison ? Bernadette nous
présente Louis, son mari, qui nous emmène de l’autre côté de la rue où se
trouve un endroit pour laisser brouter les ânes. De retour dans la cuisine, je
vis un de ces moments que je n’oublierai jamais quand nous passons à table avec
ce pot-au-feu et des pommes de terre, invités au hasard par cette femme qui en
se levant le matin ne savait certainement pas qu’elle nourrirait deux bouches
en supplément aujourd’hui, quand son mari au moment de couper le pain à
l’ancienne dit : « Alors nous allons partager ce qu’on a. »
Comme je l’ai déjà précisé dans un
autre endroit de ce site, je ne saurais pas dire pourquoi je suis parti et à ce
jour je suis encore incapable de donner une réponse claire à cette question. Il
est dit par ailleurs que le Camino à lui seul change le pèlerin. Je ne peux que
confirmer ce constat et dois vous avouer qu’à ce moment il a frappé fort. Quoi
qu’il en soit, je me réserve le droit de peser à l’avenir exactement le bien-fondé
des mots lorsque j’entendrai quelqu’un parler de partage quel qu’il soit. Je ne
peux que souhaiter à chacun de tomber un jour sur des personnes comme
Bernadette et Louis et j’attends avec impatience qu’on puisse échanger sur la
notion de partage.
Avant de nous quitter Louis, nous
fait encore cadeau d’une bouteille de sa cuvée personnelle que nous avons déjà
goûté à table, vin que nous avons classé dans la catégorie de buvable, mais j’y
reviendrai plus tard.
Au moment de prendre congé de
Bernadette et de Louis, nous examinons encore de plus près la tour de l’église Saint-Léger
qui date du XIIIe siècle, reconstruite vers 1523, dont la particularité est de
posséder un clocher tors. Avant de venir à Gigny je n’avais jamais entendu
parler d’un clocher tors et sans l’avis de Louis et de son beau-frère nous
n’aurions même pas remarqué cette particularité. Un clocher tors est un clocher
qui se compose d'une tour carrée en pierre sur laquelle repose une pyramide
coiffée d'une flèche qui est tordue. D’après les locaux, cette torsion peut
avoir plusieurs raisons, d’abord la version comme quoi les constructeurs
l’auraient peut-être voulu, puis on raconte qu’elle est due au fait que le bois
n’était pas sec au moment de la construction et que la torsion est le résultat
du séchage du bois, d’autres encore prétendent que les constructeurs auraient
trop arrosé la fin de la construction et, pour finir, on raconte que la torsion
est le résultat du vent qui souffle à longueur d’année contre la flèche. A
chacun sa version. Fait est que le clocher de Gigny n’est pas le seul qui
mérite l’appellation « tors » puisque en face de l’église se trouve
un panneau avec un poster plein de photos de clocher tors à travers l’Europe.
Sur la D116, nous traversons Sennevoy-le-Haut
pour emprunter une route secondaire à travers la forêt domaniale de Juilly pour
rejoindre Stigny. A la sortie de Sennevoy-le-Haut, nous devenons de nouveau
témoins d’une version très personnalisée de ce qu’on peut entendre par
recyclage : vous remplissez votre voiture de plastique et de pneus,
cherchez une haie un peu à l’écart du village située cependant de manière à
pouvoir y accéder facilement avec la voiture et vous déchargez.
A Sennevoy-le-Haut, nous passons à
côté de panneaux qui sont destinés à recevoir des affiches électorales pour les
Européennes. Les panneaux de Sennevoy par rapport à ceux en place au Luxembourg
ont la particularité d’être blancs – pas une affiche, rien. Je me permets
néanmoins de remarquer que nous sommes à treize jours du suffrage –
incompréhensible pour un électeur qui a grandi dans un environnement dans
lequel le vote est obligatoire et où l’absence aux urnes sans motif valable est
sanctionnée. Je ne veux pas me lancer dans une discussion. Quel système est le
meilleur, celui du vote obligatoire ou celui dans lequel l’électeur a le choix
de se présenter aux urnes ou non, quoique j’aie mon opinion personnelle à ce
sujet ? Je ne peux cependant me passer de m’imaginer la situation
frustrante des membres d’un bureau de vote qui ne savent pas si des âmes voudraient
bien se déplacer alors qu’au Luxembourg nous sommes bien occupés dans les
bureaux de vote et les électeurs font souvent la queue pour y accéder.
La traversée de la forêt de Jouilly
est une fois de plus un de ces trajets qui ne veut pas prendre fin et d’une
certaine monotonie. Les ânes avancent à leur rythme de début d’après-midi c.-à-d.
plutôt lentement, puisque normalement à cette heure de la journée messieurs se
trouvent dans le hangar en train de faire une petite sieste. Fait est que la
distance entre Daniel et moi varie régulièrement sans que nous sommes trop
souvent l’un à hauteur de l’autre. Personnellement je n’ai pas non plus trop
envie de discuter en ce moment – je suis toujours impressionné par Bernadette
et Louis dont nous avons eu le privilège de faire la connaissance et les
quelques mots prononcés par Louis.
Nous entrons dans Stigny par la D17
qui descend assez fort et nous nous mettons à la recherche d’un abri pour la
nuit étant donné que le ciel devient de plus en plus menaçant. Le village ressemble
cependant à un village fantôme et nous ne rencontrons personne – même pas un
chat. On voit bien deux voitures mais pas une personne. Comparé à d’autres villages que nous avons croisés,
Stigny a un nombre assez élevé de maisons qui semblent laissées à leurs
comptes. Je propose à Daniel de continuer jusqu’au prochain village qui se
trouve plus ou moins à la même altitude.
Nous continuons ainsi sur la D17 et
pour atteindre plus vite notre destination nous quittons la route pour passer
par un chemin rural sur lequel nous trouvons plein de dénominations commençant
par combe. A en juger l’envie des ânes pour avancer, ma décision d’aller plus
loin n’a probablement pas été la bonne puisqu’ils nous font une belle
démonstration de ce qu’il a lieu d’entendre par avancer au pas. Allez Henry,
regarde un peu le ciel qui change du gris au noir – à ce rythme nous allons
prendre encore une douche.
Nous arrivons à Chassignelles où la
recherche d’un abri pour les ânes s’avérera la plus difficile de tout notre
périple. Nous faisons un premier arrêt en face de la mairie où plusieurs mamans
sont en train d’attendre la fin des cours pour ramener les enfants à domicile.
Il y a unanimité sur le nom d’un fermier qui devrait avoir de la place et qui
nous logerait sûrement les ânes pour la nuit. Hélas ! personne n’a son
numéro de téléphone mais en contrepartie nous en apprenons plus sur sa
situation familiale. Une autre maman arrive avec sa voiture et il s’avère
qu’elle a stocké le numéro du fermier sur son portable mais il n’est pas
joignable. Le stockage du numéro sur le portable fait la ronde et il y en a qui
pensent que c’est bon à savoir que madame a le numéro. Il se pourrait que le
fermier se trouverait peut-être au café-restaurant hôtel dont nous avions déjà
vu un panneau à l’entrée de Chassignelles. Nous décidons de ne pas nous mêler de
cette histoire de numéro de téléphone et prenons congé en remerciant tout le
monde.
Le ciel a entre-temps viré au
violet et nous continuons à descendre la rue en direction de l’écluse. Arrivés
à hauteur d’une sorte d’entrée couverte pour accéder à une ancienne ferme, nous
nous concertons s’il vaudrait mieux se mettre à l’abri contre l’averse
imminente ou bien continuer jusqu’à l’écluse pour nous renseigner davantage et
louer une chambre pour la nuit : Nous optons pour la dernière solution qui
était la mauvaise. Une fois à hauteur de l’écluse, il commence à pleuvoir et comme
nous nous trouvons déjà près de l’écluse, saint Pierre a probablement pensé
qu’il pourrait bien ouvrir les siennes à grand débit. Nous arrivons juste à nous
mettre sous un tilleul le temps nécessaire de revêtir nos vêtements contre la
pluie que nous avions déjà fixés sur nos sacoches par mesure de précaution et
de couvrir les ânes avec un poncho. Cette pluie qui est accompagnée d’une chute
de température fait visiblement du bien aux ânes puisqu’ils restent
tranquillement sous les tilleurs alors que l’eau qui descend du haut du village
avoisine les dix centimètres. Cette halte me permet de louer la dernière
chambre qui reste disponible dans l’hôtel alors que Daniel reste près des ânes.
La pluie cesse assez rapidement. Nous
déchargeons les ânes et nous remettons à la recherche d’un abri. A ce moment,
nous croisons une voiture dont je doute qu’elle aurait encore été validée à la
station du contrôle technique annuel. Les passagers nous informent que les
animaux sont sacrés pour eux, que nous restions où nous sommes et qu’ils se
mettraient à la recherche d’un abri. Après une vingtaine de minutes, ils
reviennent vers nous pour nous annoncer que leurs recherches n’ont pas abouti.
Fort de notre expérience du passé, il ne faut pas désespérer dans une situation
pareille et se contenter du constat que la recherche dure un peu plus longtemps
qu’initialement prévu. Dans cet esprit, je rentre dans la boulangerie du
village pour voir si dans leur clientèle il n’y a personne qui puisse
accueillir deux ânes un peu mouillés. L’odeur du pain frais me fait monter la
salive et j’attends qu’on vienne servir le client potentiel. Loin du service
dans un supermarché où vous êtes servi en fonction du numéro décroché dans le
distributeur, cette petite boulangerie a tout son charme et on respecte les
priorités. A l’odeur du pain se marie celle d’un potage et par la porte ouverte
entre le magasin et la partie privative, j’entends des personnes discuter qui,
au son des cuillères, sont en train de vider leurs assiettes. Quelques minutes plus
tard, on vient à mon secours alors que je commence déjà à me faire des soucis
que Daniel pourrait être tenté de croire que j’abuse d’un temps au sec.
La boulangère m’écoute et sort avec
moi pour jeter un coup d’œil dans l’arrière cour de son voisin qui est
malheureusement absent. A son geste suivant, nous accordons le label des
personnes d’action qui savent prendre une décision au lieu de peser le pour et
le contre avant de se prononcer, s’ils veulent bien le faire. Au milieu de la
rue avec son tablier blanc, une serviette à la main elle bloque le passage à un
véhicule – un gendarme pourrait s’inspirer de sa détermination. Le chauffeur
n’a pas d’autre moyen que de s’arrêter et sort du véhicule. Après une petite
discussion, notre problème est résolu – monsieur est bien un fermier mais ne
fait pas d’élevage – il est plutôt dans les céréales qu’il nous expliquera plus
tard autour d’une tasse de thé. Avec ses trois cent cinquante hectares, il
compte parmi les petits et la vente d’une partie de sa récolte de 2013 sur le
Net, il y a quelque moments, nous porte dans d’autres dimensions par rapport
aux exploitations luxembourgeoises orientées élevage avec des superficies
d’exploitation d’à peine cent hectares. Henry et Basile passeront la nuit dans
un hangar à l’abri des intempéries avec une botte de paille et une sortie dans
le pré avoisinant avant d’être attachés pour la nuit. Plus tard, je donnerai
encore un coup fil au fermier pour l’informer que j’ai oublié mon appareil
photo dans son living, et qu’il avait déjà trouvé entre-temps – je le prendrai
demain matin.
Avant de nous coucher, après cette
journée bien chargée à tous les niveaux, nous nous permettons un repas au
restaurant de l’Ecluse qui est exploité par deux frères. Celui qui nous sert
est Jo et nous lui racontons un peu ce que nous avons vécu sur le Camino
jusqu’à ce jour et en particulier cette dame qui nous a invités cet après-midi.
« Ah, ça c’est ma voisine Bernadette, j’habite à côté d’elle. »
Ceux qui ont lu tous les récits de
l’année passée ne seront pas surpris si je dis que le monde est petit et que
forcément nous devrions tomber sur des gens qui connaissent des gens que nous
avons déjà croisés.